GRANT WOOD,
American Gothic, 1930
Chicago, Art Institute
L’Américain Grant Wood est surtout connu pour son tableau American Gothic. Cette peinture, devenue une icône chez nos voisins du Sud, est également, en quelque sorte, une énigme.
American Gothic, 1930
Chicago, Art Institute
L’Américain Grant Wood est surtout connu pour son tableau American Gothic. Cette peinture, devenue une icône chez nos voisins du Sud, est également, en quelque sorte, une énigme.
Surestimée ?
Wood ne pensait pas que sa peinture prendrait une telle importance. Il a donc ménagé les interventions à son sujet pour ne pas éteindre le feu d’acclamations qu’elle avait suscité, laissant ainsi libre cours aux commentaires.
Description
American Gothic représente un homme et une femme debout devant leur maison. L’homme est habillé en salopette, avec un veston, et tient une fourche dans la main droite. Ce qui a fait dire qu’il n’était pas véritablement un fermier, mais plutôt un travailleur urbain qui entretient quelques animaux pour en tirer certains produits. L’homme regarde le spectateur dans les yeux tandis que le regard de la femme est oblique, comme si elle ne voulait pas livrer son secret. Cette dernière est habillée et coiffée à la mode de la fin du XIXe siècle, avec une robe fleurie et une toque. Elle porte un camée, qui n’est pas un bijou très approprié pour les travaux de la ferme.
Qui sont-ils ?
Initialement, la scène se situe en Iowa et peut mieux se saisir à la lecture des romans de Sinclair Lewis, ami, d’ailleurs, de Grant Wood. Le dentiste de Wood a posé pour le fermier et la sœur du peintre pour la femme.
Première énigme : Dès son acclamation par le public américain, le couple a été pressenti comme mari et femme. Or, la différence d’âge, assez marquée entre les modèles et chez les personnages même, suggérait qu’il s’agirait plutôt d’un père et de sa fille. Une fille qui n’a pas trouvé mari (une vieille fille, comme on disait dans les campagnes, et le terme anglais semble un peu méprisant : spinster), une fille sacrifiée parce que la mère était malade ou morte et qu’on a oublié de courtiser par la suite. Ces femmes étaient, dans les villages, objets de commentaires pas toujours valorisants et passaient souvent pour les dépositaires de tous les commérages. C’est le genre de stéréotypes qu’on entretenait sous les clochers avant la révolution féministe. D’où, le regard qui ne veut pas affronter et la sévérité du visage d’une dépositaire de la morale publique.
Mais la représentation d’un père et de sa fille n’était pas bien vue à l’époque, pas plus que, de nos jours, un homme dans la quarantaine qui veut parler à un enfant ou à un adolescent. Aussi, Wood a-t-il laissé courir l’idée qu’il s’agissait d’un couple. Qui, dans une peinture, se préoccupe de l’âge des personnages ?
Où est Charlie ?
Deuxième énigme : la fourche. outil de fermier, symbole viril et qui sépare les deux personnages. Il est étonnant que l’homme tienne l’objet avec les dents tournées vers le haut, à l’encontre de toute précaution de sécurité. Jamais fermier ne va tenir une fourche ainsi. Il la plantera plutôt dans le sol et s’en servira comme appui, à la manière d’un col bleu avec sa pelle. On peut donc penser à une signification particulière. Rappel mythologique de Poseidon ? Aucun rapport car il n’y a pas, ailleurs dans la peinture, évocation de l’eau. Instrument de pêche ? Non plus, nous sommes dans l’Iowa profond et l’eau est loin. Évocation diabolique ? Presque certainement. La fourche symboliserait la sexualité, considérée comme perverse dans les sociétés fermées du Midwest, héritières du puritanisme. Toujours selon les stéréotypes qui ont cours avant les programmes de formation personnelle et sociale, l’homme est hypersensuel, la femme est soumise et doit satisfaire son mari. Ce qui accentue l’obsession du personnage masculin, c’est qu’on retrouve le dessin de la fourche un peu partout dans la peinture et, s’il n’y a qu’un Charlie, on peut déceler plusieurs fourches. Il faut avoir une reproduction assez grande et complète du tableau pour la percevoir (Google va se charger de vous en trouver une) : de l’instrument lui-même on passe à droite, sur la salopette, sur la chemise, dans le visage (la dent centrale sous le nez), dans les fenêtres de la maison, sur le toit (à gauche de la tête de la femme) et sur le toit de la dépendance (à droite de la tête de l’homme). S’agit-il du portrait d’un pervers comme l’insinuent certains ? Ou de l’évocation du stéréotype de l’homme plus extroverti ou mieux, d’un vrai diable ?
L’ogive de la fenêtre et le pignon de la maison cachent, protègent, atténuent, par leur symbolique religieuse, les actes ou les pensées le moindrement perverses. Wood veut-il suggérer une dichotomie entre l’être et le paraître ?
Il oppose, en tout cas, la fourche aux rondeurs ovoïdes de la femme, gardienne de la vertu même par ses médisances, ses calomnies ou ses jugements téméraires. Seule touche féminine chez l’homme : ses lunettes.
La fourche : une barrière ?
La fourche peut être perçue également comme un « no trepassing ». Une défense d’entrer parce qu’il se passe des choses irrégulières dans cette maison, qui ne doivent pas dépasser les murs ? Parce que l’homme veut protéger sa fille contre les ragots extérieurs ? Ou mieux, serait-il le gardien de la vertu de sa fille (comme les mères qui acceptent mal que leur garçon se marie à une « étrangère ») ? Maison ouverte, maison fermée : s’agit-il d’une maison close, non ouverte au public parce qu’exclusive ? Wood n’en serait pas à sa première expression d’ironie, voire de cynisme. Voyez son hilarant tableau Les Filles de la République. Il serait allé assez loin dans son analyse. En tout cas, les étages de fourches qui montent de la salopette aux yeux, et le regard peu accueillant, obsédant à force d’être sévère, laissent croire que la fourche va changer de direction si quelqu’un ose s’approcher.
American Gothic a encore beaucoup à laisser entendre, mais ces pistes en font une peinture qui dépasse la scène banale : le regard insistant nous retient pour continuer à interroger cette œuvre.
Sources :
http://www.uwm.edu/Course/448-192-001/art23.html
http://www.artic.edu/artaccess/AA_Modern/pages/MOD_5_lg.shtml
http://www.artic.edu/artaccess/AA_Modern/pages/MOD_5_lg.shtml
Rédigé par : Pierre-Paul Coulombe